Bella avait laissé son calot sur son siège, dans la voiture. Quelques mèches jouaient autour de son visage.

« Je ne les reconnais pas d’ici, a-t-elle répondu au bout d’un instant, mais il doit y avoir Torquin. On y a installé une base, d’où mon frère m’a écrit. Il disait que ce n’était pas loin de chez nous. Si Torquin est quelque part là-devant, alors Derril aussi, j’imagine, parce qu’elles font toutes les deux partie des Serques, non ? C’est là qu’on a conçu le Pacte ?

— Vous avez l’air d’en savoir long sur l’Archipel.

— Je viens de vous dire tout ce que j’en sais.

— Vous n’y avez jamais voyagé ?

— Seulement ici, avec vous. »

Seulement Seevl, au large du continent.

Les nuages bougeaient, le clair-obscur de soleil balayait lentement la vue, les nombreuses nuances de vert teintant les îles se révélaient peu à peu. À cette distance, les détails se brouillaient, on ne voyait que des formes et de grandes taches de couleurs. Je n’en savais pas davantage que Bella sur le paysage que je contemplais. La plupart des îles proches de Jethra appartenaient aux Serques, elles vivaient surtout de l’industrie laitière et de la pêche, on y parlait en général la même langue que moi – voilà tout. Connaissances estudiantines dont je me souvenais mal, totalement inutiles. Comme souvent par le passé, j’ai regretté de ne pas avoir visité l’Archipel dans ma jeunesse, lorsque les restrictions étaient moins sévères : ses composantes représentaient la cause fondamentale de la guerre dans laquelle nous étions engagés. La plupart des gens – dont moi – étaient ignorants des détails, mais aussi des îles et des mers bien réelles constituant l’essence du conflit, c’est-à-dire de son véritable enjeu.

« Vous avez réfléchi à hier soir ? » a soudain demandé Bella, penchée en avant, les épaules voûtées, comme pour regarder les rochers et le ressac très loin en dessous, à la base de la falaise.

Mon cœur a bondi. J’avais pris mon courage à deux mains afin de dire quelque chose, car je ne m’attendais pas à ce qu’elle aborde le sujet. Pourtant, je n’ai pas détourné les yeux de la mer, du ciel, des îles.

Enfin, sentant que mon silence devenait plus expressif que n’importe quelles paroles, j’ai répondu :

« Oui. En permanence.

— Je ne peux pas m’empêcher d’y penser, moi aussi. Est-ce que j’ai commis une erreur en ce qui vous concerne ?

— Non, ai-je dit très vite. Ce n’était pas le moment, c’est tout. Je regrette vraiment. J’étais tellement mal à l’aise après.

— Moi aussi. Mais vous aviez sans doute raison. Quand on vient juste de faire connaissance, vous savez, il vaut peut-être mieux…

— Attendre un peu ? ai-je complété avec reconnaissance.

— Je veux juste vérifier que je ne me suis pas trompée. »

Le silence s’est réinstallé. Je réfléchissais. Trompée à quel sujet ? Veut-elle dire ce que je crois qu’elle veut dire, pense-t-elle à tout autre chose, ou suis-je en train de me faire des idées ? Ses quelques mots n’avaient pas rendu les choses plus claires.

Au moins, nous en avions parlé, même si c’était de manière évasive.

« Il faudra passer la nuit au séminaire, ai-je enfin lâché. Nous n’aurons pas le temps de regagner Seevl Ville aujourd’hui, vous savez ?

— Oui, oui.

— Ils ont sans doute des chambres pour les visiteurs, au collège.

— Pas de problème. J’ai fait une école religieuse. »

Bella a contourné la voiture pour se réinstaller au volant. Nous avons poursuivi notre route. Il restait au moins une heure de trajet, et le jour ne tarderait pas à baisser. La jeune femme n’a pas ajouté un mot après cette petite pause, concentrée sur une conduite difficile. Je regardais par la vitre, m’abandonnant à contrecœur aux souvenirs et à l’ambiance oppressante des landes.

 

Seri me tenait par la main non de manière affectueuse mais comme un parent décidé tient un enfant. Nous bondissions, courions sur le terrain inégal, les jambes fouettées par l’herbe grossière. C’était la première fois que je m’aventurais hors de la propriété du séminaire. Je découvrais que ses murailles solides constituaient une sorte de rempart contre le reste de l’île. Hors les murs, le vent semblait déjà plus fort, plus froid.

« Où on va ? ai-je demandé, hors d’haleine.

— À un endroit que je connais. »

Elle m’a lâché la main pour passer devant.

« On ne peut pas le faire ici ? » ai-je repris.

La tension sexuelle accumulée dans sa cachette s’étant en partie dissipée quand nous avions soudain décidé de nous enfuir, je voulais reprendre là où nous avions dû nous interrompre avant qu’elle ne change d’avis.

« En pleine vue ? a-t-elle lancé en se tournant vers moi. Je t’ai dit que c’était un secret.

— L’herbe est haute, ai-je répondu d’une voix faible. Personne ne nous verrait.

— Allez, viens ! »

Elle est repartie, bondissant au bas d’une pente douce où coulait un ruisseau. J’ai attendu un instant, immobile, un regard coupable fixé sur le séminaire. Quelqu’un avait quitté l’enceinte pour s’avancer dans notre direction – le religieux à la binette, je l’ai aussitôt deviné, même s’il était trop loin pour que je puisse l’affirmer.

J’ai couru après ma cousine, que j’ai rejointe en sautant par-dessus le petit cours d’eau.

« Il nous suit. Le prêtre.

— Il ne nous suivra pas là où nous allons ! »

Je savais à présent où elle m’emmenait. À partir du ruisseau, le terrain montait en une pente raide aboutissant au loin à la haute paroi rocheuse. Bien avant la montagne, beaucoup plus près de nous, se dressait une tour abandonnée faite du calcaire omniprésent de l’île.

Un coup d’œil en arrière m’a appris que même si le prêtre nous suivait toujours, il ne pouvait nous voir pour l’instant. Seri continuait sa route, rapetissant déjà, grimpant la côte dans l’herbe parcourue par le vent.

La tour ressemblait fort à toutes celles que j’avais vues sur Seevl, bien que jamais je ne m’en sois autant approchée : de la taille d’une maison de trois étages, hexagonale, percée en hauteur de cadres de fenêtres qui avaient peut-être autrefois renfermé des vitres mais n’étaient plus que des carrés vides inscrits dans la pierre. À sa base, une porte en bois brut ouverte oscillait sur ses charnières, entourée de morceaux de pierre et de tuiles cassées. Le toit en forme d’éteignoir, pour l’essentiel effondré, n’était plus qu’une vague silhouette dessinée par deux ou trois poutres.

Seri m’attendait près de la porte.

« Dépêche-toi, Lenden ! »

J’ai enjambé un tas de gravats puis levé un regard empli d’appréhension vers la tour décrépite qui me dominait de sa masse.

« Tu ne vas quand même pas entrer là-dedans ?

— Ça fait des années qu’elle est là.

— Mais elle tombe en ruine !

— Plus maintenant. »

Je ne savais qu’une chose sur les tours abandonnées de Seevl : personne ne s’en approchait jamais. Pourtant, Seri se tenait là aussi tranquillement que s’il s’agissait juste d’une autre cachette. La peur que m’inspirait la bâtisse luttait en moi avec l’idée de ce que ma cousine m’y laisserait faire.

« Il paraît que ces tours sont dangereuses, ai-je lancé.

— Non, elles sont vieilles, c’est tout. Celle-ci avait quelque chose à voir avec l’école, à l’époque où c’était encore un monastère. »

Elle a franchi le seuil, je l’ai suivie après quelques secondes seulement d’hésitation, puis elle a refermé la porte derrière nous.

L’intérieur de l’édifice semblait étonnamment sombre après la lumière crue du dehors. L’étage supérieur, à peu près intact, possédait toujours solives et plancher, si bien que seules nous éclairaient les deux petites fenêtres ouvrant un peu en dessous. Une poutre tombée gisait dans la salle, appuyée contre le mur. Le sol était tapissé de fragments de verre et de plâtre, mais aussi de morceaux de pierre de bonne taille.

« Tu vois ? Il n’y a rien à craindre. » Seri a écarté des gravats du pied, nettoyant grossièrement une partie du plancher. « C’est juste une vieille ruine où les prêtres ne viennent jamais.

— Celui qu’on a vu dans le jardin nous suivait, je t’assure », ai-je répondu.

Elle m’a tourné le dos, a rouvert la porte et regardé dehors. Quant à moi, j’ai guetté par-dessus son épaule. Le religieux était là. Il arpentait la berge du ruisseau, sans doute à la recherche d’un endroit où traverser.

Seri a refermé le battant.

« Il ne viendra pas ici, a-t-elle répété. Pas à la tour. Aucun d’eux n’y vient jamais. Ils disent que le mal y est chez lui, ce qui signifie que nous, on y est en sécurité. »

J’ai parcouru la demi-obscurité d’un regard nerveux.

« De quel mal veulent-ils parler ?

— Aucun. C’est juste une de leurs superstitions. D’après eux, il s’est produit quelque chose d’horrible ici, il y a très longtemps, mais ils ne précisent jamais.

— N’empêche qu’il nous suit toujours.

— Attends, tu vas voir. »

J’ai regagné la porte, que j’ai entrouverte, laissant entrer un filet de soleil. Le prêtre s’était déplacé latéralement mais se tenait toujours à la même distance de la tour. Les mains sur les hanches, il regardait vers le haut de la pente, dans notre direction. Après avoir refermé le battant, j’en ai informé Seri.

« Tu vois ? m’a-t-elle lancé.

— Mais il attend qu’on ressorte. Qu’est-ce qui va se passer, à ce moment-là ?

— Rien. Ce que je fais ne le regarde pas. Je sais qui c’est : le père Grewe. Il passe son temps à me suivre, à essayer de m’espionner. J’ai l’habitude. On y va ?

— Si tu veux », ai-je acquiescé.

Je n’étais plus dans l’ambiance.

« Déshabille-toi alors.

— Moi ? Je croyais que tu…

— On se déshabille ensemble.

— Je ne veux pas. » J’ai baissé les yeux vers le plancher couvert de débris. « Pas encore, en tout cas. Toi, d’abord.

— Si tu veux. Ça ne me dérange pas. »

Passant la main sous sa jupe, elle a descendu sa culotte puis l’a jetée par terre.

« À toi. Enlève quelque chose. »

J’ai hésité, avant d’obéir en ôtant mon pull-over. Seri a défait deux boutons sur le côté de sa jupe, qui a glissé le long de ses jambes. Elle m’a tourné le dos pour la draper autour de la poutre tombée, me montrant ses fesses roses, creusées de petites fossettes.

« À toi, a-t-elle répété.

— Laisse-moi te toucher d’abord, ai-je répondu. Je ne l’ai jamais fait… »

Une certaine compassion a adouci sa détermination à me faire déshabiller en même temps qu’elle. Elle s’est assise par terre, les genoux serrés, puis penchée en avant pour se poser les mains sur les chevilles. Je ne distinguais aucun de ses endroits secrets, juste la courbe pâle de ses cuisses qui s’arrondissaient avant de rejoindre ses fesses. Son chandail lui arrivait à la taille.

« D’accord, a-t-elle dit, mais fais attention. Tout à l’heure, tu étais trop brusque. »

Elle s’est renversée en arrière, les coudes sur le plancher, les jambes écartées. Le buisson de ses poils noirs m’est apparu, le vortex rose en dessous, dévoilé mais toujours mystérieux. J’ai avancé sans la quitter des yeux, en me baissant de plus en plus.

L’excitation s’était emparée de moi, aussi intense que quelques instants auparavant : un moteur puissant avait démarré qui me poussait vers elle presque malgré moi. J’avais la gorge serrée, les paumes humides. L’organe passif, lippu, reposant entre ses cuisses telle une bouche verticale, attendait mon contact. La main tendue, j’ai promené le bout des doigts sur ses lèvres, senti combien elle était mouillée. Seri a inspiré avec force. Aussi contractée que moi.

Un petit corps dur a frappé la porte, nous faisant sursauter. Elle s’est tournée de côté, ce qui l’a éloignée. Ma main a frôlé le haut de sa cuisse ; déjà, elle était hors d’atteinte. Ses mouvements ont dispersé de petits débris.

« Ne bouge pas, m’a-t-elle dit avant de se hâter vers la porte, qu’elle a entrouverte pour jeter un coup d’œil à l’extérieur.

— Sors de là, Seri, ai-je entendu au loin. Tu sais très bien que tu n’as pas le droit d’entrer dans cette tour. »

Elle a refermé le battant.

« Il ne s’approchera pas de toi tant que tu resteras où tu es. » S’emparant de sa jupe, elle l’a enfilée puis reboutonnée à la taille. « Il faut que j’aille lui parler. Pour qu’il nous laisse tranquilles. Attends-moi sans te montrer.

— Il sait très bien que je suis là, ai-je protesté avec impatience. Il nous suit depuis l’école. Je t’accompagne. De toute manière, on ferait mieux de rentrer.

— Non ! » La coléreuse Seri familière, qui m’avait toujours fait un peu peur, réapparaissait. « Il ne suffit pas de toucher. » Sa main s’est posée sur la porte. « Reste là, hors de vue. J’en ai pour une minute. »

Le battant a claqué derrière elle puis tremblé un instant sur ses vieilles charnières lâches. En regardant par la fente de côté, j’ai vu Seri descendre la pente au pas de course à travers les hautes herbes. Lorsqu’elle s’est rapprochée, le prêtre s’est mis à lui parler avec de grands gestes coléreux en direction de ma cachette, mais elle, nullement intimidée, donnait des coups de pied distraits dans l’herbe pendant qu’il la réprimandait.

Le bout de mes doigts dégageait une légère odeur musquée. M’écartant de la porte, j’ai examiné la tour sale, décrépite. Sans ma cousine, je me sentais mal à l’aise dans ces ruines. Le plafond s’affaissait – et s’il me tombait dessus ? Le vent ininterrompu s’enflait par rafales autour de l’édifice ; un morceau de bois cassé oscillait à l’une des fenêtres, qu’il frappait régulièrement.

Les minutes passaient. Je commençais à m’interroger en coupable sur ce qui m’arriverait si on me surprenait là, si jamais le prêtre disait à Torm et à mes parents que nous avions mijoté quelque chose, ou si notre absence se prolongeait assez pour qu’ils s’en doutent de toute manière. Percevraient-ils l’odeur musquée de ma main ? Il suffirait qu’ils aient une idée de la vérité, voire d’une partie de la vérité, pour faire une scène terrible.

Un étrange silence du vent m’a permis d’entendre la voix du religieux. Malgré son ton sec, Seri lui a répondu d’un simple éclat de rire. J’ai de nouveau collé l’œil à la fente de la porte. Le prêtre, qui tenait ma cousine par la main, la tirait dans une direction, mais elle tirait dans l’autre. À ma grande surprise, ils paraissaient s’amuser plutôt que se quereller. Leurs mains se sont séparées, par hasard car elles se sont aussitôt retrouvées. Le jeu a repris.

Perplexe, j’ai quitté mon poste d’observation.

 

Nous nous trouvions dans une partie du séminaire où je n’avais encore jamais mis les pieds : un grand bureau proche de l’entrée principale. Le père confesseur Henner, mince, portant lunettes et plus jeune que je ne l’aurais cru à lire sa lettre, s’efforçât de faire preuve de tact et de sollicitude : il m’a demandé si je me sentais bien, après le long voyage depuis Jethra, puis m’a présenté ses condoléances pour la mort de mon oncle – une perte tragique, un serviteur de Dieu qui ne rechignait pas à la tâche. En me tendant la clé de la maison, le prêtre m’a ensuite signalé que le repas était servi au réfectoire. Nous pouvions nous restaurer avec les étudiants, a-t-il ajouté. Toutefois, dès notre arrivée dans la grande salle, on nous a indiqué une petite table à l’écart des dîneurs. Des regards curieux se posaient sur nous. La nuit tombait derrière les vitraux colorés.

Le vaste espace qui nous dominait, avec ses hautes voûtes, amplifiait les gémissements du vent.

« À quoi pensez-vous ? m’a demandé Bella, couvrant les bruits de vaisselle entrechoquée qui nous parvenaient depuis l’autre côté de la salle.

— Je regrette de passer la nuit ici. J’avais oublié à quel point je déteste cet endroit. »

Lorsque nous avons regagné le bureau du père Henner, nous avons attendu qu’il nous guide à travers la propriété jusqu’à la maison, ouvrant le chemin avec une torche électrique. Nos pieds écrasaient le gravier des allées, tandis que les arbres torturés jouaient en ombres noires contre le ciel nocturne. Plus loin, la forme vague de la lande nous dominait. J’ai déverrouillé la porte, puis le religieux a allumé la lumière dans le couloir. Une ampoule de faible puissance a versé une lumière jaune sur la tapisserie et le plancher miteux. Une odeur de pourriture humide et de moisi m’est montée au nez.

Je me rappelais le corridor : à gauche, la cuisine, voisine d’une chambre ; en face, le bureau de Torm ; au bout du passage, l’escalier menant à l’étage, avec à son pied la porte sombre vernie de la chambre d’Alvie.

« Du vivant de votre oncle, nous ne pouvions pas entretenir la maison, vous comprenez, a expliqué le père Henner. Les rénovations vont coûter cher.

— Oui, ai-je lâché.

— Vous allez voir, a-t-il continué, nous avons déjà déménagé la plupart des meubles. Le défunt a évidemment légué les plus précieux à l’école, et certains nous appartenaient de toute manière. » Il m’a montré le long inventaire manuscrit qu’il m’avait remis plus tôt et que je n’avais pas encore eu l’occasion d’examiner. « Quant au reste, vous pouvez soit l’emporter, soit le faire détruire. Nous avons essayé de retrouver la fille, peine perdue. En ce qui nous concerne, vous êtes le dernier membre de la famille. Je me permets d’insister pour que vous régliez tout pendant votre séjour.

— Je vais m’en occuper », ai-je répondu, songeant à Seri, la fille.

La remarque du prêtre avait soulevé une question dans mon esprit : Où es-tu aujourd’hui, Seraphina ?

« Et les papiers de mon oncle ? ai-je ajouté.

— Tout y est. Là aussi, je vous prie d’emporter en partant ce que vous voulez conserver. Il faudra brûler le reste. »

J’ai ouvert la porte du bureau, dont j’ai allumé le plafonnier. La pièce était totalement vide. Des carrés pâles indiquaient sur la tapisserie l’ancien emplacement des tableaux, des marques sur le vieux linoléum celui de la table de travail, du fauteuil, du classeur et autres meubles. Une tache sombre d’humidité, partant du plancher, couvrait la moitié d’un mur.

« Comme je vous le disais, nous avons vidé la plupart des pièces, a repris le père Henner. Nous avons tout entreposé à la cuisine, et il reste évidemment la chambre de votre pauvre chère tante. Votre oncle l’avait laissée telle que du vivant de son occupante. »

Bella, qui avait gagné l’extrémité du petit couloir, se tenait devant la porte de la chambre en question. Sur un signe de tête du religieux, elle en a tourné la poignée. Une brusque impulsion a failli me faire reculer, la crainte qu’Alvie ne soit toujours là à m’attendre, prête à jaillir dès que possible de la pièce.

« Je vous souhaite une bonne nuit à la garde de Dieu, a ajouté le prêtre en regagnant la porte d’entrée. Je passerai la journée de demain à mon bureau, au cas où il vous faudrait d’autres renseignements. Si tout va bien, en revanche, vous n’aurez qu’à laisser la clé de la maison au secrétariat en repartant.

— Une minute, s’il vous plaît, ai-je lancé… Où allons-nous passer la nuit ?

— Vous n’avez pas déjà pris vos dispositions ?

— Si, est intervenue Bella. Par l’intermédiaire du bureau du Chambellan.

— Le Chambellan ?

— De la Seigneurie.

— Je n’en ai pas entendu parler. » Le père Henner a froncé les sourcils. Il a ouvert la porte ; sa soutane noire s’est gonflée au vent qui s’engouffrait brusquement dans le corridor. « Il vous est bien sûr possible d’utiliser la maison.

— Le Chambellan nous a trouvé des chambres pour ce soir. Payées par la Seigneurie. »

Le prêtre a secoué la tête.

« À l’école ? Jamais nous n’aurions accepté une chose pareille. Nos aménagements ont été prévus pour les hommes exclusivement. »

Mon escorte m’a jeté un regard interrogateur. J’ai secoué la tête : l’idée de passer la nuit en ces lieux m’angoissait.

« Je suppose qu’il est possible d’aller ailleurs ? ai-je questionné. Il doit bien y avoir un hôtel dans la région ou même une maison…

— Il reste des lits, ici ? »

Bella a ouvert en grand la chambre d’Alvie pour regarder à l’intérieur. Le paravent de ma tante s’y trouvait toujours, délimitant un corridor temporaire dans la pièce, nous en dissimulant la majeure partie.

Le prêtre était sorti dans la nuit venteuse.

« Il faudra vous débrouiller, a-t-il conclu. Après tout, c’est juste pour cette nuit. Que Dieu vous garde. »

La porte a claqué derrière lui. Un silence relatif est tombé. Les murs de pierre étouffaient le bruit du vent, du moins dans le couloir, au centre de la maison, loin des fenêtres.

« Qu’allons-nous faire ? a demandé Bella. Dormir par terre ?

— Voyons ce qu’ils nous ont laissé. »

Nous avons examiné la chambre d’Alvie ; ma pauvre chère tante.

J’ai dépassé ma compagne pour y entrer comme s’il s’agissait d’une pièce ordinaire, jouant la comédie à mon bénéfice autant qu’à celui de Bella. Le paravent qui nous séparait du lustre plongeait le chemin dans la pénombre. À son extrémité, en face de nous, un séminariste avait érigé deux énormes tas de vieux papiers. Le lendemain matin, il faudrait que je les parcoure. La poussière couvrait ceux du dessus d’une pellicule sableuse. Mon escorte sur les talons, j’ai atteint l’extrémité du paravent et découvert le reste de la chambre. Le lit à deux places pas très large, domaine de la malade, trônait toujours là, réduisant le reste à néant. La pièce était encombrée de caisses à thé, de deux chaises coincées contre le mur, de livres posés en piles inégales sur la table devant la fenêtre, de cadres de photographies relégués sur la cheminée… mais le lit, encombré d’oreillers, constituait comme autrefois le cœur de l’ensemble. À sa tête, la table de chevet : flacons de médicaments poussiéreux, calepin, mouchoir en dentelle plié, téléphone, bouteille d’eau de Cologne à la lavande désespérément vide. Je me rappelais tout, tout ce qui était resté là depuis la mort d’Alvie. Il y avait tellement longtemps. Torm n’avait rien jeté.

La présence de ma tante occupait toujours sa couche. Son corps seul en était absent.

Je percevais son odeur, je la voyais, elle, je l’entendais. Sur le mur, derrière la barre supérieure de la tête de lit en cuivre, deux taches plus sombres maculaient la tapisserie assombrie par le temps. Je me rappelais : une manie d’Alvie, qui tendait les bras en arrière pour attraper la barre à deux mains, peut-être afin de se raidir contre la douleur. Deux mains qui avaient laissé leur marque, au fil des longues années durant lesquelles elles avaient répété le même geste.

Les fenêtres formaient des carrés de noirceur. Bella a tiré les rideaux, d’où sont tombées des cascades de poussière. Le bruit du vent me parvenait de nouveau ; Alvie avait dû l’entendre chaque nuit, chaque jour.

« Au moins, il y a un lit, a dit la jeune femme.

— Prenez-le, ai-je aussitôt lancé. Je dormirai par terre.

— Il doit bien y en avoir un autre. Dans une des chambres du haut. »

Mais quand nous avons monté l’escalier pour aller voir, nous n’en avons pas trouvé. L’étage avait été vidé. Les lumières n’y fonctionnaient même plus.

Pendant que Bella allait chercher la voiture où elle l’avait garée en arrivant, j’ai attendu dans la chambre d’Alvie, immobile, respirant l’odeur de renfermé. Je m’efforçais de ne pas regarder autour de moi, mais partout où se posaient mes yeux, m’apparaissaient des souvenirs de ce que cette pièce avait représenté pour moi dans mon enfance. Lorsqu’un bruit de moteur m’est parvenu, je commençais à trembler de peur. J’ai rejoint en courant presque ma compagne, que j’ai aidée à porter nos sacs à l’intérieur. M’activer me permettait de dissimuler mes angoisses. Jusqu’au moment où, de retour dans la chambre, nous avons dû affronter l’inévitable.

Dormir sur le dallage en pierre du rez-de-chaussée était impossible, et nous nous sentions incapables de nous isoler dans le noir à l’étage. Le seul lit restant était assez large pour que nous le partagions. Convenances, instincts, désirs, curiosités, tout cela pâlissait devant la situation pratique. Malgré nos projets ou nos hésitations de la nuit précédente, il était évident que Bella et moi passerions celle-là ensemble. La fatigue de la longue journée de trajet pesait sur nos épaules, la maison glaciale nous gelait jusqu’aux os. Il n’y avait littéralement rien d’autre à faire que se mettre au lit.

Ensemble, nous l’avons dépouillé de ses vieux draps et couvertures, que nous avons secoués à l’extérieur afin d’en chasser autant que possible la poussière. Le matelas et les oreillers ont subi le même traitement. Ensuite, Bella a remis la literie en place avec célérité, tirant de-ci, de-là, me demandant mon aide.

Je m’efforçais de me rendre utile pour me distraire de mes pensées : C’est le lit d’Alvie, elle l’occupait en permanence, elle y est morte, je vais y faire l’amour avec Bella. Dans le lit d’Alvie.

Enfin, tout a été prêt. Nous avons utilisé la salle de bains de l’étage à tour de rôle, en nous éclairant dans l’escalier avec la torche prêtée par le père Henner. Moi d’abord, Bella ensuite. Nous n’avons pas échangé un mot, nos yeux ne se sont pas rencontrés alors que nous nous croisions dans l’escalier. Les fesses posées au bord du matelas, j’ai écouté la jeune femme marcher sur le plancher nu, au-dessus de moi. Malgré la journée passée ensemble, elle ne m’inspirait presque aucun sentiment, tellement les souvenirs me submergeaient, les impressions laissées par l’île m’obsédaient. L’intimité hésitante de la veille – ses cheveux défaits, son peignoir de soie, les aperçus accidentels de son corps, la chambre nette, le calme de l’hôtel désert – me semblait appartenir à une autre vie. Si ce bref incident avait éveillé les souvenirs, Seevl avait fait le reste. À présent, le nœud s’était encore resserré : dans la chambre d’Alvie, se concentraient toutes mes peurs. L’ombre du passé, qui m’interdisait Bella, les souvenirs de ma tante, le vent et la nuit enveloppant la maison, la tour abandonnée et l’expérience sexuelle ratée avec Seri. Puis enfin, Bella et moi, notre solitude à deux, l’intérêt déclaré que nous nous portions mutuellement, notre réunion au lit, très bientôt.

Elle a retraversé le plancher grinçant de l’étage. Elle revenait. Si tôt ! Me décidant brusquement, j’ai très vite ôté l’essentiel de mes habits avant de me glisser en sous-vêtements dans le lit, dont j’ai tiré les couvertures jusqu’à mon menton.

Bella a éteint le plafonnier en entrant dans la chambre. Elle s’est avancée le long du paravent puis a posé les yeux en plein sur moi. Sans un mot, je lui ai rendu son regard. Malgré son chignon défait, elle arborait toujours l’uniforme.

« Nous n’avons aucune obligation, ai-je dit. Le voyage a été fatigant. »

Je tremblais. Les couvertures, lavées pour la dernière fois des années plus tôt, étaient vieilles, froides, presque collantes. L’odeur qui s’en dégageait rappelait quelque chose ayant séjourné sous terre une décennie. Elles reposaient sur mon corps tout entier. Je mourais d’envie d’avoir Bella près de moi.

« C’est ce que vous voulez ? a-t-elle demandé.

— Je gèle, ai-je dit, restant dans le vague.

— Moi aussi. »

Elle se tenait là, habillée en flic, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, une brosse à dents à la main. Sans faire mine de me rejoindre.

« Je peux toujours dormir par terre, a-t-elle repris.

— Non. Ce ne sera pas comme hier. J’aimerais que vous veniez. »

Je l’ai regardée, quelques coups d’œil furtifs, se déshabiller à la clarté de la lampe de chevet. Le dos tourné, elle a enlevé son uniforme, qu’elle a soigneusement plié avant de le poser avec des gestes précis sur le dossier d’une des chaises. D’abord la veste, puis le corsage en épais tissu kaki et la jupe en serge sombre, sous lesquels attendaient des porte-jarretelles, des bas, une culotte noire et un solide soutien-gorge confortable. Elle ne se donnait pas en spectacle mais ne semblait pas non plus intimidée. Enfin, toujours de dos, elle s’est mouchée dans un mouchoir en papier.

« Vous voulez que j’éteigne ? ai-je demandé avant qu’elle se retourne.

— Non. »

Elle a pivoté, s’est approchée de moi, a soulevé les couvertures et s’est glissée en dessous, à mon côté. Le lit n’étant pas large et le matelas ne demandant qu’à s’affaisser, nos corps sont aussitôt entrés en contact. Elle était froide comme la glace.

« Vous voulez bien me serrer contre vous ? » a demandé sa voix à mon oreille.

Je n’ai eu aucun mal à l’entourer du bras – ses formes élancées se modelaient confortablement aux miennes. Le renflement de sa poitrine pesait sur mon buste, ses poils me picotaient la cuisse. Ma main s’est posée sur sa fesse en douceur, avec naturel. Déjà, l’excitation montait en moi, mais je ne bougeais pas, ne voulant pas encore le montrer.

Sa main libre a frôlé mon estomac puis glissé sur mon torse.

« Tu n’as pas ôté ton soutien-gorge.

— Je pensais…

— Tu es tellement timide, Lenden. Ne t’occupe de rien. Laisse-moi faire. »

Ses doigts se sont glissés sous l’élastique, ont trouvé mon mamelon tandis qu’elle m’embrassait dans le cou. Se serrant contre moi, elle a fait glisser la bretelle du soutien-gorge sur mon épaule pour me dénuder le sein, qu’elle a entouré de la main avant d’en prendre tendrement la pointe dans sa bouche. Mes dessous n’ont pas tardé à rejoindre le reste de mes vêtements, pendant que Bella s’accroupissait à côté de moi. Ses seins caressaient doucement ma peau nue ; sa main s’est logée entre mes cuisses. L’excitation et la terreur mêlées me tétanisaient.

Elle a entrepris de me chevaucher, de ramper sur moi, les jambes très écartées, en se frottant contre mon corps. Guidant ma main jusqu’à son sexe, elle y a enfoncé mes doigts, s’est refermée sur moi. Un de ses seins m’a empli la bouche.

La lampe de chevet brillait toujours. Bientôt, ma compagne a rejeté les couvertures pour me faire l’amour à l’air libre, malgré le froid.

Enfin, ç’a été terminé. Pendant qu’elle se rallongeait, appuyée à un oreiller, protégée par un simple drap, j’ai gagné la fenêtre afin de contempler la nuit. L’obscurité était impénétrable. Mon souffle s’apaisait. Bella a bougé pour se recouvrir.

« Tu me surprends vraiment, Lenden, a-t-elle dit.

— Pourquoi ?

— C’était la première fois que tu couchais avec une femme ?

— Bien sûr que non.

— Tu avais l’air tellement nerveuse.

— Désolée. Je ne peux pas m’expliquer. C’était la première fois pour nous deux, ça a peut-être joué.

— Pourquoi te rendre les choses aussi difficiles ?

— Je ne l’ai pas fait exprès. » Je tenais une des vieilles couvertures puantes enroulée autour de mon corps ; la laine me semblait rigide contre ma peau. « Il faut que je te pose une question, Bella. Quelque chose me trotte dans la tête. »

Me retournant vers elle, je l’ai vue lever les bras pour attraper la tête de lit en bronze. Ses poings se sont refermés presque aux endroits où Alvie avait laissé des marques sombres sur la tapisserie. Ses longs cheveux ruisselaient sur son épaule. J’ai aussitôt détourné les yeux.

« De quoi s’agit-il ? a-t-elle demandé.

— Tu m’as dit que tu t’étais portée volontaire pour cette corvée. Tu étais apparemment au courant, en ce qui me concerne. Tu savais quel genre de femme je suis. Exact ?

— Oui.

— Comment le savais-tu avant de me connaître ?

— Je suis flic, Lenden. De nos jours, il existe des dossiers sur tout le monde. J’y ai accès facilement. Tu ne m’as pas posé de questions sur ma vie, alors tu n’es pas au courant, mais j’ai rompu l’an dernier. Depuis, je suis célibataire. Tu ne peux pas savoir comme c’est difficile de rencontrer quelqu’un… ou peut-être que si. Je me sentais seule, vraiment seule. Et puis j’ai compris que j’étais dans la police depuis assez longtemps pour servir d’escorte. Je me suis dit qu’avec de la chance, ça me permettrait de faire des rencontres.

— Alors tu as déjà pratiqué ce genre de choses.

— Non… C’est la première fois. Je te le promets. Quand je t’ai vue, hier, à la gare, dès le début, je… je t’ai trouvée attirante.

— Ça figure dans mon dossier ? ai-je repris. Que je suis homosexuelle ?

— Non, ce n’est pas aussi direct. Il y a la liste des partenaires ou amants connus. D’après nos renseignements, tu n’as eu que des amantes. J’en ai déduit…

— Pourquoi la police s’intéresse-t-elle à ce genre de choses ?

— Ce n’est pas la police. Simplement, ses membres ont accès aux dossiers, lesquels sont propriété de la Seigneurie. Je sais que je n’aurais pas dû faire ça. Ni te le dire. »

Le froid s’insinuait en moi, mais serrer plus étroitement contre mon corps la couverture humide n’y changeait rien. Je me suis assise au pied du lit, consciente de la jambe de Bella, toute proche.

« Tu m’en veux ? » a-t-elle interrogé.

J’ai réfléchi à la question, examinant mes sentiments le plus honnêtement possible.

« Non, ai-je enfin répondu. Pas du tout. Et au gouvernement non plus. Tout ça n’a plus d’importance pour moi.

— Mais tu n’étais toujours pas sûre en ce qui me concerne ?

— Non.

— Où est le problème ?

— Je ne peux pas te le dire.

— Tu as une relation avec un homme ?

— Non.

— Avec une autre femme, alors ?

— Non plus.

— J’aimerais bien savoir de quoi il s’agit.

— Si nous restons ensemble, je réussirai peut-être à t’en parler. Je ne veux pas jouer les mystérieuses. Je suis ravie que nous ayons fait l’amour, mais nous ne nous connaissons quand même presque pas. N’essaie pas de précipiter les choses.

— Il y a moyen d’aller moins vite ?

— Tu pourrais me dire que tu serais heureuse de me revoir. Après cette histoire, je veux dire. Une fois de retour sur le continent.

— Viens te recoucher, Lenden. Il fait froid. On peut au moins se serrer l’une contre l’autre. »

Je me suis rallongée, et cette fois, elle a éteint la lampe de chevet. Nous nous sommes un peu réchauffées, puis elle m’a refait l’amour. Je m’efforçais de ne pas me raidir contre elle, de plier, de me sentir bien, d’éprouver non seulement la pulsion mais aussi le soulagement de la concupiscence. Les choses ont été plus faciles que la première fois, mais pas de beaucoup. J’apprenais son corps comme elle apprenait le mien. Plus tard, elle s’est endormie, affectueusement blottie contre moi qui m’étais adossée aux oreillers, la tête sur les barres en cuivre, un sein voilé par les cheveux. Le lit avait l’odeur de nos corps.

Il m’est arrivé quelque chose dans la tour abandonnée pendant que Seri était dehors avec le religieux. Quelque chose que je peux décrire mais pas expliquer. Sans avertissement ni prémonition terrifiante. L’événement s’est produit, tout simplement, et n’a jamais cessé de m’obséder.

J’en voulais à Seri, je me demandais ce qu’elle faisait avec le prêtre qui nous avait suivies. Ma cousine avait brusquement éveillé ma sexualité, empli mon cœur de promesses et d’espoirs pour ensuite me repousser à deux reprises. Je désirais la connaissance qu’elle avait fait mine de m’offrir mais aussi, sans m’en rendre compte à l’époque, la compréhension de moi-même qui en découlerait.

Seri m’avait cependant ordonné d’attendre, de rester hors de vue. J’étais disposée à obéir, un certain temps au moins. Je m’attendais à ce qu’elle se débarrasse du prêtre au plus vite, au lieu de quoi elle s’attardait dehors avec lui.

Préoccupée par ce qui se passait à l’extérieur, j’ai à peine remarqué le reniflement bas qui m’est parvenu malgré le bruit du vent.

Je ramassais mon pull-over, récupérais la culotte de Seri, décidée à la rejoindre pour voir ce qu’elle trafiquait.

À ma grande surprise, le bruit s’est répété alors que je fourrais la culotte dans la poche de ma jupe. Je l’avais entendu la première fois sans vraiment m’y arrêter ou y prendre garde, mais voilà qu’il recommençait. Jamais je n’avais rien entendu de pareil. C’était un son animal, avec cependant quelque chose d’humain, comme si une bête avait réussi à prononcer un fragment de mot avant de régresser jusqu’au grognement. Je n’ai pas eu peur du tout : Seri, revenue, me faisait sans doute une farce.

Quand je l’ai appelée, pourtant, personne n’a répondu.

Debout au centre de la tour en ruine, j’ai regardé autour de moi en me disant pour la première fois qu’il y avait peut-être tout près un animal de bonne taille. L’oreille tendue, je me suis efforcée d’occulter le vent persistant pour entendre le bruit étranger.

Un rayon du soleil éclatant mais froid de Seevl passait par une des fenêtres, en hauteur, pour illuminer le mur tout près de la porte. À cet endroit, il était en train de s’écrouler, comme une bonne partie de la tour. Un trou déchiqueté aussi gros qu’une tête humaine s’était formé dans la paroi intérieure, révélant la cavité de la muraille et, un peu plus loin, vaguement, les pierres grises de la structure principale extérieure. Les trous de ce genre ne manquaient pas, mais la soudaine certitude que le grognement émanait de celui-là s’est emparée de moi.

Je m’en suis approchée, toujours persuadée que Seri se trouvait derrière cette histoire, à s’amuser de l’autre côté de la porte.

Quelque chose s’est déplacé dans la cavité. J’avais beau la regarder fixement, je n’ai discerné qu’une ombre fugace. Le soleil a disparu, dissimulé par un nuage. Brusquement, il a fait beaucoup plus froid. L’astre a ressurgi quelques instants plus tard, mais l’impression de froid a subsisté. J’ai compris qu’elle était en moi.

Posant la main sur la paroi intérieure, je me suis penchée pour fouiller le trou des yeux. Je ne voulais pas trop m’en approcher, convaincue qu’il dissimulait quelque chose ou quelqu’un. Une douce chaleur en émanait, évoquant un organisme vivant. Non sans hésitation, j’ai tendu dans le noir mon autre main.

Un bruit violent, un mouvement brutal. Je me suis retrouvée prisonnière.

Ce qui m’avait attrapée m’a tirée, entraînée par le bras dans la cavité jusqu’à ce que mon épaule frotte douloureusement la pierre. Haletante de terreur, j’ai poussé un cri de surprise. J’ai voulu tirer de mon côté pour me libérer, mais la chose possédait des griffes ou des crocs aigus qui s’enfonçaient dans ma peau. Le visage écrasé de côté contre le mur, je sentais mon bras nu se râper atrocement contre les bords déchiquetés du trou.

« Lâchez-moi ! » me suis-je écriée, impuissante, en cherchant à me dégager.

Lorsque l’occupant de la tour m’avait attrapée, j’avais d’instinct fermé la main en poing. Elle reposait à présent dans un creux chaud et humide, délimité par une paroi dure et une autre moelleuse. J’ai de nouveau tiré ; les dents se sont resserrées. Ce qui me retenait ne cherchait plus à m’entraîner dans le trou mais me gardait prisonnière. Chaque fois que je tentais de me dégager, les crocs aigus s’enfonçaient davantage. La plupart donnaient l’impression d’être tournés vers l’arrière, car lutter contre leur prise m’obligeait à traîner le bras sur leurs arêtes tranchantes.

J’ai déplié les doigts, lentement, avec la conscience très nette de les exposer. Lorsque leur extrémité s’est pressée contre quelque chose de doux, mon poing s’est refermé par réflexe. Je frissonnais, j’avais envie de hurler, mais le souffle me manquait.

La gueule d’une créature inconnue me retenait prisonnière.

Je le savais depuis l’instant où elle m’avait happée, mais c’était trop horrible pour que je l’admette. Un animal blotti dans la cavité du mur, un énorme animal puant avait gobé ma main et refusait de me lâcher. Mes phalanges étaient coincées contre son palais dur, mes doigts pliés en boule sur la surface râpeuse de sa langue. Ses crocs s’étaient refermés sur mon bras, juste au-dessus du poignet.

J’ai voulu tourner la main afin de me libérer d’une torsion, mais les dents se sont resserrées à l’instant même où je bougeais. Un cri de douleur m’a échappé : ma chair avait été déchirée en plusieurs endroits, je saignais dans la gueule de la bête.

J’ai remué les pieds pour reprendre mon équilibre, dans l’espoir d’être capable de tirer plus fort si je parvenais seulement à me tenir d’aplomb. Toutefois, l’animal m’avait soulevée à un angle particulier en m’attirant dans le trou. La majeure partie de mon poids reposait sur l’épaule écrasée contre le mur. J’ai déplacé un pied, sur lequel j’ai pris appui. Les crocs se sont à nouveau resserrés, comme si la bête sentait ce que je faisais.

La douleur était horrible. La force nécessaire pour garder mes doigts repliés s’épuisait ; mon poing s’ouvrait peu à peu. Le bout de mes doigts s’est une fois encore posé sur la surface brûlante, frémissante de la langue, avant de descendre vers la gorge. Par miracle, mon sens du toucher demeurait intact. Je sentais les gencives dures et lisses, les côtés glissants de la langue. Jamais je n’avais rien effleuré d’aussi répugnant.

La chose, sa prise assurée, tremblait d’une impénétrable excitation. Sa tête vibrait, son souffle rauque passait et repassait sur mon bras, froid contre mes blessures quand la bête inspirait, humide et brûlant quand elle exhalait. À présent, sa puanteur me parvenait : l’odeur sucrée de la salive animale, la fétidité de la charogne.

Une fois de plus, j’ai tiré, emplie d’une terreur dégoûtée, désespérée, mais le supplice infligé par les crocs a redoublé. On aurait dit qu’ils m’avaient presque traversé le poignet. Une image terrible m’est venue à l’esprit : je parvenais enfin à me dégager pour m’apercevoir que mon bras avait été coupé, le moignon laissant pendre les tendons, jaillir le sang. Haletante d’horreur et d’écœurement, j’ai fermé les yeux.

La langue à la texture grossière s’est mise à bouger, s’enroulant autour de mon poignet, me caressant la paume. J’ai cru que j’allais m’évanouir. Seule la torture fulgurante du muscle déchiré et de l’os broyé m’a conservé la conscience nécessaire à la prolongation de la souffrance.

À travers les voiles de douleur, je me suis rappelé que ma cousine se trouvait non loin de là. J’ai appelé à l’aide, tellement affaiblie que ma voix n’a été qu’un murmure rauque. La porte était toute proche ; je l’ai poussée de ma main libre tendue. Elle s’est ouverte vers l’extérieur, me dévoilant une partie de la pente herbue, le ciel froid brillant, la lande sombre, le long flanc de montagne au-dessus, mais pas de Seri.

Les yeux emplis de larmes, incapable de focaliser, je demeurais impuissante, appuyée contre le mur grossier, pendant que le monstre logé dans la cavité me mangeait le bras.

Dehors, le vent dessinait des motifs clairs mouvants dans l’herbe épaisse, onduleuse.

L’animal s’est mis à geindre, répétition de son tout premier gémissement, râle venu du fond de la gorge. Sous mes doigts impuissants, sa langue frémissait. Il a aspiré un souffle froid, sa mâchoire s’est crispée, puis il a poussé un grognement plus vigoureux qui je ne sais pourquoi a clarifié l’image enfiévrée que je m’en faisais : j’ai vu la tête d’un énorme loup aux yeux enfoncés, au long museau couvert de fourrure, aux babines sombres piquetées de bave. La douleur s’est intensifiée tandis que l’excitation de la bête augmentait. Ses bruits de gorge devenaient réguliers, rythme de plus en plus rapide accompagné du resserrement de l’étreinte sur mon bras. La souffrance était si aiguë que la quasi-certitude d’avoir le poignet transpercé m’a envahie. Une fois de plus, j’ai cherché à me libérer, résignée à perdre la main s’il le fallait pour conquérir ma liberté. Au lieu de lâcher prise, l’animal m’a mordue plus vicieusement encore, grondant vers moi du fond de sa cachette. La douleur était insupportable. Les grognements de la bête ont fini par s’enchaîner si vite qu’ils se sont mêlés en un hurlement continu.

Puis, inexplicablement, sa mâchoire soudain affaissée m’a libérée.

Je me suis effondrée contre le mur, pantelante, le bras toujours dans la cavité. La souffrance, qui palpitait à chaque battement de mon cœur, a commencé à refluer. Je sanglotais de soulagement et de douleur, mais aussi de terreur à la pensée de l’animal tout proche, dans son trou. Persuadée que la moindre contraction musculaire provoquerait une autre attaque, je n’osais bouger le bras. Pourtant, c’était l’occasion de retirer ce qui en restait, je le savais.

Mes larmes se sont vite interrompues, car la peur était plus forte que l’égarement. J’ai tendu une oreille attentive : la respiration de la bête me parvenait-elle ? le monstre était-il toujours là ?

Aucun souffle ne passait plus sur moi. Cela signifiait-il que mon bras était devenu insensible ? De fait, la douleur en avait disparu. Il s’était engourdi. J’imaginais mes doigts plus que je ne les sentais, pendant inutiles au bout de ma main et de mon poignet mâchonnés, dont le sang tombait par saccades dans la gueule de l’animal.

Enfin, un profond dégoût m’a ranimée. Indifférente au fait que la bête risquait de m’attaquer une deuxième fois, je me suis écartée du mur, retirant mon bras abimé de la cavité. J’ai reculé, titubante, je me suis retenue de ma main valide à la poutre tombée, puis j’ai contemplé mes blessures.

Mon bras était entier ; ma main intacte.

N’en croyant pas mes yeux, je l’ai levée devant moi. La manche de mon corsage s’était déchirée lorsque le monstre m’avait tirée dans le trou du mur, mais ma peau ne portait pas une égratignure, pas le plus petit signe de lacération, la moindre trace de crocs, de plaie ou de sang.

J’ai remué les doigts en me raidissant, persuadée que la douleur allait revenir, mais ils ont bougé tout à fait normalement. J’ai tourné et retourné ma main pour l’examiner sous tous les angles. Pas une marque, pas même une goutte de la salive que j’avais sentie ruisseler sur moi. J’avais la paume moite parce que j’étais en nage. Je me suis palpé le bras, non sans maladresse, à la recherche de blessures ; lorsque j’ai pressé les zones meurtries, j’ai juste senti le bout de mes doigts appuyer sur ma chair intacte. Il ne subsistait pas le moindre fantôme de la torture subie. Ma main exhalait une faible puanteur, qui s’est cependant évanouie pendant que je me reniflais les doigts et la paume.

La porte était restée ouverte.

J’ai ramassé mon pull tombé par terre et me suis précipitée dehors, mon bras blessé, intact, serré contre ma poitrine comme si je souffrais – simple réflexe subconscient.

Les hautes herbes ondulaient autour de moi dans le vent. Je me suis souvenue de Seri.

J’avais besoin d’elle, de quelqu’un à qui raconter ce qui venait de se passer – quelqu’un capable de me donner des explications ou de me calmer, de me consoler. Il me fallait un autre être humain pour m’apporter le réconfort que je ne pouvais me donner à moi-même. Mais Seri avait dû repartir. J’étais seule.

Alors que je cherchais ma cousine du regard, j’ai entrevu un mouvement au bas de la pente, près du ruisseau. Une silhouette vêtue de noir se redressait soudain, quittant l’abri des hautes herbes. Le prêtre, la soutane coincée dans la ceinture. Il pivotait en tirant sur le tissu pour le libérer et le laisser retomber normalement. Je me suis ruée vers lui.

Dès qu’il m’a vue, il m’a tourné le dos et s’est éloigné à grands pas. Après avoir franchi le ruisseau d’un bond, il s’est hâté vers le séminaire à travers la lande.

« Attendez-moi, mon père ! ai-je appelé. Je vous en prie, attendez-moi ! »

Je suis arrivée à l’endroit où l’herbe avait été aplatie. En son centre reposait Seri ; nue, entourée de ses vêtements dispersés.

« Tu veux toujours me toucher, Lenden ? » a-t-elle demandé en pouffant.

Elle s’est tortillée pour lever et écarter les genoux. Son rire a pris une nuance hystérique.

Je l’ai regardée fixement, n’en croyant pas mes yeux. Dans ma naïveté, je cherchais juste un réconfort humain, mais l’invite flagrante qu’elle m’adressait a fini par m’apparaître à travers mes propres besoins accablants. J’ai compris ce qu’ils venaient de faire, elle et le prêtre.

Gardant mes distances, j’ai attendu qu’elle se calme, mais quelque chose dans la manière dont je me tenais a aggravé la folie qui s’était emparée d’elle. Elle hurlait de rire au point de peiner à reprendre son souffle. Le souvenir de sa culotte, tassée dans la poche de ma jupe, m’est revenu. Je l’ai sortie pour la lui jeter. Le petit morceau de tissu a atterri sur son ventre nu.

Calmée, Seri a roulé de côté en toussant, la respiration sifflante.

Je lui ai tourné le dos et suis partie en courant vers le séminaire, vers la maison. Les sanglots m’étouffaient ; la manche déchirée de mon chemisier claquait autour de mon bras. En traversant le ruisseau, j’ai trébuché ; les éclaboussures que je soulevais ont imprégné mes vêtements. Ensuite, sur la dernière portion de terrain accidenté, j’ai glissé à plusieurs reprises ; je me suis coupé au genou en tombant, j’ai déchiré l’ourlet de ma jupe.

Sanglante, hystérique, meurtrie et trempée, je me suis ruée dans la maison puis dans la chambre de ma tante.

Mon oncle et mon père tenaient Alvie au-dessus d’un pot de chambre. Ses jambes livides, ratatinées, pendaient telles des cordes décolorées. Un filet d’urine orange coulait goutte à goutte de son corps. Elle avait les yeux clos, la tête ballante.

Torm a appelé. Ma mère est apparue, m’a posé violemment la main sur les yeux. On m’a traînée, hurlante, dans le couloir.

Je n’ai pu que répéter encore et encore le nom de Seri. Tout le monde semblait me crier après.

Plus tard, Torm est sorti explorer la lande à la recherche de sa fille, mais mes parents et moi sommes repartis pour Seevl Ville avant son retour, dans le crépuscule puis la nuit.

Telle a été ma dernière visite en famille sur l’île. J’avais quatorze ans. Jamais je n’ai revu Seri.

 

Nous avons brûlé les papiers de mon oncle dans la cour, derrière la maison. Des fragments carbonisés ont flotté vers le ciel tels de minuscules morceaux de soie noire avant d’être emportés par le vent. Le brasier s’est peu à peu augmenté de tout ce que la maison renfermait de combustible : tas de vieux vêtements, chaises, table, bureau de Torm. Le moindre objet était humide ou moisi, au point que même le bois se consumait lentement. Debout dans la cour, je contemplais les flammes, les cendres s’envolant à travers la campagne.

Les religieux voulaient que nous emportions ce que nous ne pouvions brûler : la vieille cuisinière à gaz, un classeur, une table en métal, la tête en cuivre du lit d’Alvie. Il ne fallait même pas y penser. Une camionnette devrait venir d’un port quelconque, voire de Seevl Ville, ce qui prendrait un jour ou deux. Je voulais aussi savoir combien coûterait le transport. J’ai tenté d’en discuter avec le secrétaire du père Henner qui s’est montré inflexible. Enfin, nous avons négocié un accord aux termes duquel le séminaire prendrait toutes les dispositions requises après mon départ puis m’enverrait la facture.

Bella se tenait derrière moi, sur le seuil de la maison. Sans doute avait-elle vérifié que personne d’autre ne se trouvait dans les environs, car pour la première fois de la matinée, elle s’est adressée à moi en intime :

« Pourquoi passes-tu ton temps à regarder la lande ?

— Je ne m’en rendais pas compte.

— Il y a quelque chose, hein ? De quoi s’agit-il ?

— Je regardais le feu. »

Comme pour prouver ce que j’avançais, j’ai tisonné la base du brasier, faisant voler des brandons et des lambeaux de papier à demi brûlés. Un pied de chaise a roulé par terre ; je l’ai rejeté dans les flammes d’un simple coup de pied. Des étincelles ont jailli. Un débris brûlant a craché, envoyant une braise à travers la cour.

« Tu es déjà allée te promener sur la lande ? a repris Bella.

— Non. »

Pas sur la lande. Jusqu’à la tour, c’est tout, une seule fois. Pas plus loin, pas sur les longues pentes d’éboulis menant à la montagne et à la plaine d’altitude aride dissimulée par la crête.

« Je ne peux pas m’empêcher de penser que tu as rencontré quelqu’un ici. À l’époque où tu venais. Quelqu’un de spécial. Ce n’est pas vrai ?

— Pas exactement. » Pour la première fois, je me suis aperçue que d’une certaine manière, Seri avait en effet été spéciale pour moi. « Je veux dire, si. »

Bella s’est approchée puis immobilisée près de moi, fixant elle aussi le cœur du brasier.

« Alors j’avais raison. C’était une femme ?

— Une enfant. Nous étions toutes les deux adolescentes.

— Ta première ?

— Si on veut. Il n’y avait rien de vraiment défini entre nous. Nous étions trop jeunes. » J’essayais de me représenter ma cousine d’un point de vue adulte, chose qui m’était en général difficile. Elle m’avait fait une telle impression que pour moi, son image semblait figée dans le temps. « Elle m’a… éveillée. »

L’évocation de Seri et la présence de Bella avaient ravivé mes souvenirs. Non seulement de la catastrophe de la tour abandonnée mais aussi de la quête qui m’avait occupée les années suivantes. Il m’avait fallu longtemps pour comprendre qu’accéder à la connaissance désirée m’était impossible.

J’ai évoqué les personnes connues et aimées au fil de certaines de ces années. Des hommes aussi bien que des femmes, mais davantage de femmes si je dressais des listes mentales comparatives. Je ne m’étais tournée vers les hommes que par désespoir, lorsque la solitude atteignait ce qui ressemblait à une crise. Si je traquais parfois, je n’attaquais jamais : de près, j’étais invariablement l’amante passive, le réceptacle d’une passion que je volais en secret. J’enviais aux autres leur manque d’inhibition, leur franchise. Ils m’excitaient par l’avidité avec laquelle ils me caressaient, me serraient contre eux, me pénétraient. Je passais de partenaire en partenaire, décidée à faire en sorte que cette fois, les choses soient différentes, à ne pas répéter les mêmes erreurs, à prendre l’initiative et à me montrer active. En cela, mon aventure avec Bella Reeth ne différait nullement des précédentes. Je n’avais pas changé. Avant de la rencontrer, j’avais pensé que quelques années d’abstinence alliées à la maturité m’avaient peut-être guérie de mes peurs irrationnelles. Je n’aurais pas dû la laisser me mettre à l’épreuve. J’avais eu la faiblesse de croire que le retour sur Seevl constituerait en lui-même une sorte de pont entre le passé et l’avenir, que je sortirais renouvelée de la confrontation. La jeunesse de Bella, son corps ravissant, ses manières discrètes m’avaient induite en erreur. Une fois de plus, j’avais fait l’amour sans amour, sans émotion. Les années avaient passé tandis que j’attendais, inconsciente de me dessécher, de devenir une enveloppe vide.

« J’essaie juste de comprendre, a dit Bella.

— Moi aussi.

— Nous sommes complètement seules. Il n’y a personne pour nous entendre. Parle-moi franchement.

— C’est ce que je fais, je crois.

— J’aimerais qu’on se revoie. Et toi ?

— Je crois que moi aussi », ai-je déclaré, équivoque.

« Je peux voyager sans problème quand je ne suis pas en service. Laisse-moi venir te voir chez toi.

— Si ça te fait plaisir. »

Apparemment satisfaite de la réponse, elle est restée près de moi, la main sur mon bras. Le feu nous éblouissait, nous brûlait le visage.

Je ne savais pas ce qu’elle voulait. Que voyait-elle en moi ? Elle devait bien avoir des copains de son âge ? J’étais une femme frigide, quasi vieillissante, déjà solitaire et insatisfaite, n’ayant guère d’amis proches. Tellement plus âgée qu’elle. J’ai tenté d’imaginer sa vie privée ; je ne lui avais guère posé de questions sur elle-même. Elle avait un frère, je le savais. Des amis, sans doute, dont d’anciennes amantes voire des amantes potentielles. Comment vivait-elle quand elle n’était pas en uniforme, quand elle n’était pas en service, quand ses cheveux n’étaient pas attachés ? Je la voyais si bien dîner avec des copains, ses soirs de liberté, se rendre à des soirées, boire plus que de raison, utiliser l’argot privé qui les unissait puisqu’ils se connaissaient tous, fréquenter des établissements que je n’aimerais certainement pas. Même en temps de guerre, il subsistait à Jethra une vie de ce genre. Par choix, je n’avais rien de comparable. J’étais solitaire. Mes cheveux blanchissaient, mes seins s’affaissaient, mon ventre se gonflait, j’avais la taille et les cuisses trop épaisses. Je passais la majeure partie de mon temps seule avec mes livres, mon travail, mes souvenirs. J’étais l’aînée, plus mûre et en principe plus expérimentée, mais c’était Bella qui me relançait, qui prenait l’initiative, qui me faisait l’amour.

En un autre lieu, en un autre temps – pas sur la route de Seevl, sur Seevl même, dans le lit d’Alvie –, les choses auraient-elles été différentes ?

Pour moi, l’échec était inévitable, de même que les excuses dont je me consolais.

La véritable excuse, s’il en existait une, se dressait devant les montagnes dominant la lande.

Au matin, je m’étais levée avant que Bella se réveille. J’avais gagné la fenêtre, persuadée d’avoir une vue sur le théâtre de l’incident. Pourtant, la tour abandonnée était demeurée invisible. Les jardins du séminaire restaient à peu près tels que je me les rappelais ; le paysage jusqu’à la grande paroi calcaire aussi. De la croisée, j’avais toujours distingué la haute ruine, mais il n’y en avait plus trace.

Bella avait raison. Toute la matinée, en m’occupant des papiers de mon oncle, en essayant de prendre une décision au sujet des meubles, en discutant avec le secrétaire du père Henner, j’avais jeté des coups d’œil répétés vers la lande ; je me demandais où était passée la tour.

Il devait y avoir une explication rationnelle : l’édifice décrépit avait été démoli, il s’était écroulé, peut-être même ne se trouvait-il pas où mes souvenirs me le disaient.

Ou n’avait-il jamais existé. Je ne parvenais pas à imaginer ce que cela signifierait.

Bella me tenait toujours par le bras, l’épaule doucement pressée contre moi. Nous avons attendu que le feu baisse, après quoi je me suis emparée du vieux balai trouvé dans la cour, si usé que presque tous les poils en étaient tombés ou avaient pourri. Il m’a cependant permis de rassembler les morceaux de bois carbonisés et les cendres en un tas plus petit, plus net. Ils ont brièvement repris, sans doute continueraient-ils à fumer pendant des heures, mais ils ne présentaient plus réellement de danger.

Bella a regagné la maison, d’où elle a émergé une minute plus tard chargée de nos sacs. Elle les a portés seule à la voiture puis a entrepris de les entasser dans le minuscule coffre arrière. Je l’ai regardée se pencher ; il serait tellement facile de me laisser aller, de tomber amoureuse d’une jeune femme dans son genre, solitaire, séduisante, de prendre une décision et d’agir en conséquence.

J’ai rapporté la clé de la maison au bureau du père confesseur Henner, où je l’ai confiée à son secrétaire. En retraversant les jardins du séminaire, j’ai cherché une dernière fois à localiser la tour abandonnée. Il me suffisait de refaire le chemin sur lequel m’avait entraînée Seri le jour de la dernière visite. J’ai bien trouvé la porte inscrite dans le grand mur de la propriété ; comme elle n’était pas verrouillée, je l’ai ouverte puis franchie sans problème.

Ce que j’ai vu de mes yeux s’est aussitôt avéré très différent de mes souvenirs. Je me rappelais distinctement, avec le plus grand réalisme, que le terrain accidenté montait de l’école jusqu’à la muraille et que, passé la porte, on découvrait une zone inculte aux ondulations couvertes de hautes herbes épargnées par le moindre sentier. À présent, derrière le battant, s’étendait une cour entourée de deux ou trois bâtiments décrépits, peut-être de très anciennes écuries. Je ne m’en souvenais absolument pas. Ils ne s’étaient pas trouvés là ce fameux jour. Je me suis avancée dans la cour pavée sans découvrir aucun moyen de traverser les vieilles bâtisses. À son extrémité, se trouvait un passage qui s’éloignait encore de l’école et menait juste à une deuxième cour et à une longue volée de marches s’enfonçant vers diverses dépendances. Vue d’ici, la lande n’avait pas grand-chose en commun avec les images gravées dans ma mémoire.

J’ai regagné les alentours immédiats du séminaire pour chercher dans le mur d’enceinte une autre issue, celle par laquelle m’avait entraînée ma cousine ce jour-là. Seule la porte que j’avais franchie perçait ce côté de la vénérable et robuste muraille, dont j’ai fait le tour sans résultat.

Je me suis alors approchée de l’aile du bâtiment où Seri avait installé sa cachette, que je me rappelais aussi clairement, mais je ne l’ai pas trouvée malgré mes efforts. Là où je revoyais un escalier descendant vers un soupirail à demi enterré s’étirait une allée en ciment longeant portes et fenêtres du rez-de-chaussée, depuis des années, semblait-il.

Était-il possible que tout ait été reconstruit, transformé, durant les deux dernières décennies ? L’ensemble paraissait solide, immuable.

Je me suis dirigée vers l’autre côté du séminaire : peut-être la disposition des lieux s’était-elle inversée dans mes souvenirs.

En m’approchant de la façade, je suis passée près de la voiture de location. Bella se tenait appuyée à la carrosserie.

« Lenden… a-t-elle appelé.

— Une minute, ai-je répondu. Il faut que je vérifie quelque chose. »

La façade dominait une pente douce : il n’y avait de ce côté-là ni jardins ni cultures, mais une allée, plusieurs places de parking, une zone cimentée, une dépendance quelconque abandonnée. Pas de muraille, pas de porte, pas d’accès à la lande sauvage dont je me souvenais si bien. Le séminaire, construit au-dessus d’une vallée peu profonde, offrait bien d’un côté une vue sur l’immensité herbue, mais le paysage se composait surtout de pâtures au-delà desquelles apparaissait la mer lointaine.

« Lenden ? »

Bella m’avait suivie.

« Oui, oui, je suis prête, allons-y. »

Je suis repartie vers la voiture.

« Tu vas m’en parler, oui ou non ? a-t-elle demandé, sur mes talons.

— Pas maintenant. Je ne suis toujours pas sûre.

— Tu veux dire que tu n’es pas prête. Tu passes ton temps à me le répéter.

— La question n’est pas d’être prête mais d’être sûre. Tout ce que je suis, tout ce que j’ai toujours été en tant qu’adulte, est né ici au séminaire. J’ai acquis mon identité sur Seevl. Sans ce voyage, je serais toujours consciente de cette identité, mais maintenant, je l’ai perdue. Je ne suis plus sûre de rien. »

Dans la voiture, alors que nous descendions lentement la colline en direction de la route traversant l’île jusqu’à Seevl Ville, la main de Bella m’a frôlé le genou.

« Il s’est produit autre chose ici, hein ? » m’a demandé la jeune femme.

J’ai hoché la tête puis, réalisant qu’elle regardait où elle allait et ne me voyait pas, j’ai posé la main sur la sienne, que j’ai doucement serrée.

« Oui.

— La fille dont tu m’as parlé ?

— Oui.

— Alors c’était il y a longtemps.

— Au moins vingt ans. Je ne suis pas sûre de savoir ce que c’était. Je l’ai peut-être imaginé. Voilà ce que je voulais dire. Tout me paraît différent, maintenant.

— Il y a vingt ans, je n’étais qu’une enfant, a dit Bella.

— Moi aussi. »

En repartant à travers la lande désolée, cependant, j’ai une fois de plus succombé à l’introspection. L’envie m’a saisie de demander à la conductrice de faire demi-tour pour regagner le monastère. J’aurais dû découvrir la vérité au sujet de la tour : ce qu’elle était, les raisons pour lesquelles elle avait été construite, ce qu’elle représentait, sa disparition depuis ma visite précédente. J’aurais dû obtenir confirmation de mes souvenirs, leur donner un sens en termes adultes. Comme je n’en avais rien fait, ils demeuraient irrésolus et ce fameux jour continuait à m’obséder. Seri, Seraphina, s’est de nouveau imposée à mon esprit. Bella avait de toute évidence envie d’en savoir plus à son sujet, mais moi, je n’avais aucune envie d’en dire plus. Je n’avais d’ailleurs rien de plus à en dire. En ce qui la concernait, une seule chose était sûre : lorsqu’elle s’était enfuie de chez elle des années et des années plus tôt, elle avait donné naissance à un mystère. Où était-elle allée, où se trouvait-elle à présent ? L’incertitude était-elle également son lot ?

Nous avons déjeuné dans la même maison qu’à l’aller. La perspective d’arriver en avance pour prendre le bateau a poussé Bella à me demander si je voulais qu’elle s’arrête quelque part dans la campagne déserte : nous profiterions loin de Jethra d’un dernier moment de solitude à deux. Toujours prisonnière du passé, j’ai refusé. Elle ne m’avait pas libérée du schéma auquel je me pliais. Nous avons cependant discuté, fait des projets. Dans la voiture, sur le port puis le navire, nous avons tiré des plans pour nos retrouvailles futures. Je lui ai confié les dates des week-ends suivants où je serai libre et où elle pourrait venir me voir. Elle m’a donné son adresse ; je lui ai donné la mienne. Mais nous n’avons rien décidé de précis avant de nous séparer sur le quai de Jethra. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis.

L'Archipel du Rêve
titlepage.xhtml
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Priest,Christopher-L'Archipel du Reve(The Dream Archipelago)(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html